
You (Netflix) : Et si Joe Goldberg était moche ?
Beau, brillant, meurtrier… Joe Goldberg est de retour dans l’ultime saison de You, plus charmeur – et plus dangereux – que jamais. Mais derrière le thriller psychologique de Netflix se cache une réalité troublante : la fascination persistante pour un personnage toxique, violent, manipulateur. Pourquoi tant de spectateurs, et surtout de spectatrices, fantasment-ils sur ce serial killer ?
« Joe Goldberg retourne à New York pour y couler des jours heureux… jusqu’à ce que son bonheur soit menacé par les fantômes de son passé et ses propres désirs obscurs ». Tel est le pitch de l’ultime saison de la série YOU sur Netflix. Ah Joe Goldberg… back in town, à New York City là où tout a commencé, on s’en serait franchement bien passé. Incarné par le charismatique Penn Badgley, le libraire meurtrier fascine autant qu’il dérange. Il lit, il cuisine, il a des traumas, il aime « vraiment », et pourtant… il tue. Mais alors pourquoi, malgré cette toxicité qui devrait faire fuir, continue-t-il de faire battre des cœurs ? Pourquoi certaines femmes fantasment-elles sur ce personnage et rêvent-elles d’être sauvées par lui ?
Joe Goldberg, un « homme capable » ?
Sur Twitter, on peut, par exemple, lire : « Mon plus gros problème, c’est que je trouve que Joe Goldberg tuer pour Kate, c’est ultra romantique ; désolé, mais vous ne me ferez pas croire que ce n’est pas un vrai romantique. Rendez-nous les amoureux transis », « eh vas-y Joe Goldberg c’est un #hommecapable dommage qu’il soit fou mdrrr » ou encore « Joe Goldberg n’est pas un monstre, il l’a juste fait par amour et il protège celle qu’il aime ». Fort heureusement, certains sont aussi inquiets que nous : « Je suis choquée d’apprendre que tant de gens soutiennent Joe Goldberg. Le monde est vraiment devenu fou ! », « Un jour faudra parler des meufs qui veulent un mec comme Joe Goldberg », et « Ce qui est hilarant avec le fait que Joe Goldberg soit admiré sur les réseaux sociaux dans la série, parce qu’il tue par amour, c’est que la majorité des gens ont réellement tweeté exactement ce genre de choses ».


Le pouvoir de la beauté
Premier point crucial ? Joe est beau. Il est objectivement, socialement, culturellement validé comme séduisant. Et ça, ça change tout. C’est ce qu’on appelle le « beauty privilege », un biais bien connu en psychologie sociale qui fait qu’une personne belle est perçue comme plus gentille, plus compétente, plus digne de confiance. Si Joe était mal coiffé, mal habillé, mais surtout si c’était un personnage au physique ingrat, on l’aurait toutes et tous classé dans la catégorie « psychopathe ». Sauf que Joe c’est aussi le mec torturé, victime de violences, celui qui est « romantique » et prêt à tout pour celle qu’il aime. Tout est question de filtre donc.
La séduction par la narration subjective
La force de You, c’est sa narration. On n’observe pas Joe de l’extérieur, on est dans sa tête. On entend ses pensées, ses doutes, ses justifications. La voix off, la lumière chaude, les ralentis… tout est conçu pour créer une empathie trouble. Ce qui devrait nous faire fuir… nous attendrirait presque. C’est de la manipulation émotionnelle par excellence et c’est vrai qu’on peut parfois avoir de la compassion pour lui. Joe tue, mais certains comprennent « pourquoi » et finissent par se dire qu’il ne veut pas vraiment faire de mal mais « juste » protéger ceux qu’il aime. Oui, on est là dans la dissonance morale la plus totale…
L’illusion de l’amour réparateur
Joe n’est pas juste un tueur, c’est un homme blessé. Il parle de son passé, de ses blessures, de ses failles. Et c’est là que se glisse un vieux fantasme : celui de la femme qui « sauvera » l’homme cassé, brisé, anéanti. C’est le mythe de la rédemption par l’amour. « Je serai celle qui le changera », « Il est comme ça avec les autres, mais avec moi ce serait différent « , seraient tentées de se convaincre certaines. Un trope romanesque très présent dans la fiction… mais extrêmement toxique dans la vraie vie. Et spoiler : non, on ne guérit pas un sociopathe avec de la tendresse.

Obsession vs passion
Joe suit, espionne, élimine les « rivaux » et certains y voient quand même de l’amour. En réalité, ce flou entre passion et contrôle est très présent dans la culture populaire. La jalousie y est souvent valorisée, le contrôle perçu comme une preuve d’intérêt. Chez Joe, on est dans l’extrême, mais le mécanisme est le même : il « aime tellement » qu’il supprime ce qui gêne. Là encore, dans la réalité, on crierait au danger. Mais dans You, c’est mis en scène, esthétique, presque poétique.
Le vrai problème, ce n’est pas que Joe fascine. C’est pourquoi il fascine. Pourquoi la beauté peut-elle justifier la violence ? Pourquoi la possession est-elle encore vue comme une preuve d’amour ? Pourquoi est-ce qu’on confond intensité et toxicité ? You ne romantise pas seulement un personnage, puisque la série nous met face à nos propres biais. Joe n’est que red flags mais grâce à son physique, certaines continuent à le trouver attirant.
Une longue tradition d’anti-héros séduisants
Joe n’est d’ailleurs pas le seul personnage de fiction à faire cet effet. Dexter Morgan (the best, selon moi), Patrick Bateman dans American Psycho, Edward Cullen dans Twilight… Tous ces personnages ont en commun une narration qui les place au centre, souvent avec l’accès à leurs pensées, un passé traumatique pour « expliquer » leurs actes, une apparence ou un charisme qui adoucit la perception et surtout, une capacité à captiver malgré (ou à cause de) leur noirceur.
La fascination pour Joe Goldberg, ce n’est pas juste un caprice de spectatrice, c’est un symptôme d’une culture où l’on excuse encore trop souvent les monstres s’ils savent faire battre les cœurs, la preuve dans la vraie vie avec Nordahl Lelandais qui a eu plusieurs compagnes en prison, a reçu de nombreuses lettres d’admiratrices, et qui est même devenu père malgré les meurtres de la petite Maëlys et d’Arthur Noyer… Si Joe est une fiction, la faille qu’il révèle, elle, est bien réelle. Et comme il le dit à la fin de la série, lui qui reçoit également des missives de fans en prison : « Peut-être que le problème ce n’est pas moi, c’est toi ».
