La mère de tous les mensonges : la « révolte du pain », du trauma d’un quartier miniature au récit, à taille humaine, d’un drame marocain
La mère de tous les mensonges, le premier film d’Asmae El Moudir, est sorti en salles ce mercredi 28 février. À travers la reproduction miniature du quartier de son enfance et de ses habitants sous forme de figurines, la réalisatrice marocaine parvient à raconter, avec brio, l’une des grandes blessures de sa famille mais aussi, à plus grande échelle, du peuple marocain tout entier traumatisé par la « révolte du pain » à Casablanca.
Tout commence une nuit du destin – la nuit où le Coran a été révélé au Prophète Mohamed – lors d’un ramadan à Casablanca, au Maroc. Asmae El Moudir, sous sa forme de marionnette, se souvient et nous raconte la première fois où elle s’est rendue dans un studio pour se faire photographier à l’âge de 12 ans car aucun cliché d’elle n’existait. Le récit débute autour du rapport de sa famille à la photographie que l’on pense d’abord prohibée par sa grand-mère pour des raisons religieuses. Ce détail peut sembler anecdotique mais il a en fait une importance de taille et on le comprendra rapidement. En réalité, le fait religieux n’y est pour rien et c’est bien d’une volonté de supprimer le passé, de l’oublier et de n’avoir aucun moyen, à travers ne serait-ce qu’un cliché de l’évoquer. Quand Asmae prend donc sa première photo, elle le fait en cachette de sa famille. « Pour ma première photo, je suis allée à Hawaï », nous indique-t-elle. Et de préciser que quand on avait les moyens, on pouvait se payer des photos sur une 3amaria (palanquin) en tenue de mariée pour une fille ou sur un cheval pour les garçons. Pour les autres, il faudra, comme notre narratrice, se contenter d’un fond exotique afin d’avoir un souvenir de soi.
« Une dictatrice qui écrasait tout le monde »
Pour la grand-mère d’Asmae, les représentations et les qu’en dira-t-on sont très importants. Par exemple, elle ment au voisinage en disant que sa petite-fille est journaliste. Quand la réalisatrice lui demande pourquoi elle refuse d’évoquer son vrai emploi, la matriarche lui répond que c’est un métier de « dépravée». Celle qui deviendra vite la mère de tous les mensonges est un personnage atypique, au début agaçant, certes, mais en réalité très touchant. Une figure franche qui n’a pas peur de froisser quand elle s’adresse à ses proches. Elle le prouve d’ailleurs au moment où elle découvre sa marionnette en argile confectionnée par son fils Mohamed, le père d’Asmae. « Ils m’ont déformée. Regarde. Mon nez ressemble à ça peut-être ? Je suis difforme », s’écrit-elle en colère. Pour comprendre l’histoire de cette famille marocaine, Asmae nous précise le fonctionnement en trois castes. Sa grand-mère, « la cheffe de la maison toujours aux aguets au rez-de-chaussée », qui n’hésite pas à faire sa loi à l’intérieur comme à l’extérieur en espionnant les voisins. « Une dictatrice qui écrasait tout le monde ». On a ensuite la « petite famille », de la réalisatrice, « le petit peuple, logé en plein milieu, au premier étage ». Enfin, l’oncle, au dessus, surnommé le barbu, fait office de figure religieuse de la maison. Depuis sa mort, la grand-mère assure d’ailleurs ne vivre plus « qu’avec des traîtres ». Peut-on voir ici une métaphore de l’organisation de la société avec une figure dirigeante forte qui s’appuie sur la religion pour faire régner l’ordre sur le petit peuple ? Chacun est libre d’interpréter cela à sa façon.
La pudeur, l’excuse au silence
Ce qu’on aime par dessus tout dans ce film, outre le choix de faire appel à des marionnettes c’est sa sincérité. Pas de chichis pour cette histoire de famille, jusqu’aux vêtements des figurines cousus par la maman d’Asmae à la maquette (génialissime) du quartier construite par son papa. D’ailleurs, ce choix d’avoir recours à un studio dans lequel trône une reproduction du quartier et des figurines représentant les habitants, n’est pas seulement esthétique. Bien au contraire. C’est, à nos yeux, une manière de sortir de là où un drame a eu lieu, d’être dans un endroit neutre afin d’espérer que les langues se délient et que les mensonges et les secrets laissent enfin place à un semblant de vérité. Ici au moins, les murs n’ont plus d’oreille et la parole peut donc cesser d’être étouffée.
En réalité, d’ailleurs, elle se libère à deux reprises. Une fois quand Asmae parle à sa mère de l’amour qui l’unit à son père, un sujet plutôt tabou, et une autre, à la fin du film d’autant plus touchante. Sinon, le silence règne. Au Maghreb et sûrement ailleurs, il fut un temps, encore d’actualité, où parler de ses sentiments, parler de ce qui blesse, évoquer ses traumatismes était synonyme de manque de pudeur. Beaucoup de non-dits que les jeunes générations tentent désormais de briser comme Asmae El Moudir avec son film documentaire. On ressent réellement ce désir de mettre en lumière les zones d’ombre d’une histoire familiale à laquelle les Casaouis peuvent s’identifier. Le douloureux sujet est introduit par la mémoire de la petite Fatima, la première victime du quartier d’enfance d’Asmae, morte de deux balles dans la nuque. Paradoxalement, une photo en noir et blanc trône dans l’une des maisons pour ne pas oublier, cette fois-ci, la jeune « martyre ».
Un drame isolé ?
En 1981, durant les années dites de plomb, a lieu, à Casablanca, une répression extrêmement violente qualifiée de « boucherie», voire de «massacre ». Il est question de la « révolte du pain », lorsque les Casablancais, mais pas que, sont sortis dans les rues pour protester contre l’augmentation du prix des denrées alimentaires et notamment de la farine. Un mouvement qui a été durement réprimé par les autorités marocaines puisque l’armée et la police ont investi les rues et n’ont pas hésité à tirer à bout portant sur les manifestants… C’est là qu’Abdallah, un des oncles d’Asmae, présent dans le studio où est reconstruit le quartier, va livrer un récit poignant et expliquer comment le « makhzen», synonyme du pouvoir marocain et par extension, de l’administration, l’a « détruit », physiquement mais aussi psychologiquement. Le lendemain de la répression, durant laquelle des centaines de personnes ont été abattues, il est, comme de nombreux hommes du quartier, et de Casablanca, tabassé chez lui par les soldats, puis emmené dans une cellule avec d’autres prisonniers. Dans un récit théâtral et émouvant, il en viendra à expliquer comme tiré d’affaire et dans un sale état, il s’est retrouvé, sous la contrainte, à porter les corps de ses co-détenus morts. « Leur manière de les sortir n’avait rien d’humain » , commente-il.
Le mystère concernant le corps de Fatima et ceux des autres « martyres » a longtemps lui aussi été victime de silence avant que l’Etat ne finisse par reconnaître, à sa façon, ses torts et n’offre une sépulture digne de ce nom à ses victimes. Quant à la grand-mère d’Asmae, on finit enfin par comprendre sa haine à l’idée d’être photographiée. La mort de ses jumeaux, peu de temps après les avoir immortalisés lui laisse croire qu’elle a été victime d’une malédiction et le massacre de la révolte du pain finit d’attiser sa haine puisqu’elle décide de brûler toutes les photos qui lui passent sous la main. La mère de tous les mensonges qui n’avait jusqu’alors fait presque aucune preuve d’amour va pour une fois choisir la vérité. « Depuis que vous êtes partis le soleil m’a tourné le dos» , avoue-t-elle après que son fils et sa famille ont choisi de quitter le quartier vers de nouveaux horizons. Tous les prix qu’Asmae El Moudir a remporté avec son film à la mise en scène originale sont mérités et on ne peut que vous recommander de courir le voir dans les salles obscures !
Crédits photos : ARIZONA DISTRIBUTION
Amir Al fouqara
👍🏽 excellent article