Paris-Brest : « je suis un gentil homme »
Vendredi 9 août 2019, je fais un train Paris-Brest (pas la pâtisserie). Je suis derrière le bar, environ 4h de trajet. Les clients se suivent mais ne se ressemblent pas. L’un deux va sortir du lot. Je vous raconte.
Depuis plus d’un an, je suis commerciale de bord en parallèle du journalisme. J’écris des articles par ci, par là, au fur et à mesure de mes pérégrinations à travers l’ouest et le sud-ouest de la France. Ce n’est pas de tout repos, je vous le concède mais le voyage en vaut la chandelle. Je rencontre des personnes différentes chaque jour, j’ai parfois la possibilité de me balader dans les villes où je suis en déplacement et puis le fait d’être en intérim me permet de pouvoir continuer à écrire à côté. Vendredi 9 août, j’ai fait un découché à Brest, ce qui signifie comme vous avez dû le comprendre que je dormais dans la ville. Comme à chaque voyage, j’échange avec clients et clientes. On discute de la vie, du monde du travail, de l’étranger, bref, de la pluie et du beau temps. Les discussions vont bon train puis le contrôleur annonce un retard d’environ 50 minutes. Arrivée prévue donc vers 1h du matin. Il n’y a presque plus personne au bar. Une dame est venue m’acheter une boisson, c’est son anniversaire aujourd’hui. Elle avait prévu de faire la fête mais c’est raté pour ce soir. Et puis un homme fait son entrée. Il me demande une boisson.
« J’ai fait 3 ans de prison parce qu’un mec m’a manqué de respect »
De prime abord, il n’a pas l’air ivre mais ne semble pas complètement dans son assiette. Je le sers, m’attends à ce qu’il prenne son breuvage et s’en aille mais il n’en fait rien. Il reste là en face de moi, le bar nous séparant. Il me regarde et se lance dans un monologue dont je ne vois pas la fin. Il commence d’emblée « Vous savez, moi, j’ai fait 3 ans de prison parce qu’un mec m’a manqué de respect ». Je le regarde, fais mine de rien. Il renchérit « Au début on devait s’expliquer mais il m’a manqué de respect alors tu vois j’avais de l’essence et un briquet alors je lui ai brûlé la jambe ! C’était une vraie lampe torche haha ». Il me regarde dans les yeux, sûrement pour chercher à y déceler de la peur mais il n’y verra rien. Il ne m’impressionne pas. Moi aussi je peux inventer de folles histoires et les raconter pour faire croire que je suis un danger public. Je réponds donc par des « Mmmm », « Ah oui » et dans ma tête j’essaie d’enregistrer au millimètre près ce qu’il me raconte pour ne pas en perdre une miette. En mon for intérieur, je me demande qui peut bien se balader avec de l’essence sur lui, prêt à la dégainer à la moindre contrariété. Il n’est pas sorti depuis longtemps de prison mais il me dit que ça fait du bien d’être libre parce que « là-bas t’es enfermé dans une cage et ça rend fou d’être enfermé, tu comprends ? » Et il ajoute « Moi, je ne suis pas fou hein je suis une gentil homme ». Il fait une liaison (avec un t imaginaire) entre les mots gentil et homme. C’est drôle.
« On n’est pas fait pour être enfermé dans une cage, tu comprends ? »
Au cours de la quinzaine de minutes où il me livrera quelques bribes de sa vie, il répétera plusieurs fois qu’il est un « gentil homme » pas « un barge ». Il revient sur ses trois années de prison et me dit « Ils m’ont mis en prison parce qu’ils ont dit que c’était une tentative de meurtre mais moi si j’avais un flingue sur moi, je l’aurais mis à genoux et je lui aurais collé une balle entre les deux yeux ! » Il ne me lâche pas du regard, attend que je réagisse à ce qu’il vient de me raconter. Je ne fais rien, je ne dis rien mais je me demande quand même s’il a inventé toute cette histoire. Il continue. Il me parle de Redouane Faïd, de Nordahl Lelandais, d’un violeur en série nantais. Il me dit « Ces gens-là, c’est les vrais bargeots, moi je suis un gentil homme ». Soit. Il a insisté plusieurs fois sur le fait qu’en prison personne n’aime les violeurs et les pointeurs puis passant du coq à l’âne, il m’a parlé de la radicalisation religieuse et a soutenu « quand t’es enfermé dans une cage forcément tu pètes les plombs. On n’est pas fait pour être enfermé dans une cage, tu comprends ? » Il continue sa logorrhée, me dit qu’il ne comprend pas pourquoi les gens le fuient et n’ont pas envie de parler avec lui…
« Imagine je te braque »
Il cesse de me regarder dans les yeux et lorgne sur une trousse posée derrière moi qu’il pense être ma caisse. « Imagine je te braque et je te vole ta caisse. Après je cours, je descends du train et t’as même pas le temps d’appeler les schmitts ». Je réponds en riant qu’il n’y a rien dans ma caisse et que ce n’est qu’une trousse de secours. Il enchaîne « Ah ouais, t’as rien ? » Rien. Puis, sans transition aucune, il me lance « Non mais toi t’es une belle femme, on ne doit pas te manquer de respect comme ça. » Et d’ajouter « T’es mariée ma belle ? » Je réponds par la négative et sans même que je lui aie à mon tour renvoyé la question, il continue « moi non plus, même si tu vois, j’essaie de rester longtemps avec des femmes mais j’y arrive pas parce qu’elles me cassent les c******* ». Je continue de le regarder, il est avachi sur mon bar. Il marque une pause et apporte le climax de son histoire « tu sais, les médecins on dit que j’étais sociopathe. Ça veut dire que je ressens rien et c’est vrai parce que tu vois ma mère elle a le cancer et ça me fait rien, je ressens rien » et il part dans un fou rire. Je fais mine d’aller chercher quelque chose au fond du bar, il prend sa boisson, qu’il n’a toujours pas finie, et va s’asseoir. On arrive à Morlaix, là où il descend. Il revient au bar avant l’ouverture des portes et me dit que sa boisson lui a mis un coup à la tête. « Au revoir ».